L’hispanisme français, l’Espagne des Lumières et les dimensions transatlantiques de Valdeflores
L’hispanisme français a montré, depuis des temps immémoriaux, un vif intérêt pour le monde hispanique et la culture espagnole dans toutes ses dimensions, y compris dans sa composante latino-américaine. Le fait de partager une frontière géographique, ainsi que le passage de l’Espagne sous l’influence de la Couronne française après la Guerre de Succession, a également contribué à cet intérêt constant.
De nombreux chercheurs se sont ainsi consacrés à l’étude du XVIIIᵉ siècle espagnol et, en particulier, à la figure de Luis José Velázquez de Velasco, marquis de Valdeflores (1722–1772). Les témoignages et la documentation de l’époque le désignent comme un grand francophile, tant dans ses goûts et son style que dans l’expression de ses idées et de ses textes. Il possédait une importante bibliothèque de livres français et lisait avec aisance cette langue. Plusieurs contemporains le décrivaient comme un « petit-maître », reflétant son attachement à la mode et à la culture française dans tous les aspects de la vie des Lumières : vêtements, langage, manières.
Valdeflores fut un ami proche et collègue d’Ignacio de Luzán à la Real Academia de la Historia. Luzán vécut en France entre 1724 et 1728, participant vraisemblablement à de nombreuses réunions littéraires et découvrant de première main les débats sur le théâtre classique français (Corneille, Racine) et l’influence de Boileau. Cette expérience influença profondément sa Poétique, ouvrage qui marqua à son tour Luis José dans ses Orígenes de la poesía castellana, où l’on trouve de nombreux clins d’œil à la poésie française.
Il est bien connu que Valdeflores voyagea sur les côtes françaises et séjourna à Paris à l’époque des philosophes, partageant avec eux idées et expériences. Il fut membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont il suivait attentivement les activités, et, en tant qu’académicien de la Real Academia de la Historia de Madrid, entretint une correspondance avec des érudits français, notamment le poète Louis Racine.
Parmi ces échanges se distingue l’envoi à l’académie parisienne de son œuvre « Conjetura sobre los alfabetos desconocidos », qui fut louée et débattue lors de ses séances. Son « Orígenes de la poesía castellana » fut largement diffusé autour de 1755 dans le Journal Étranger et commenté dans les Mémoires de Trévoux. De nombreuses informations sur Valdeflores furent publiées dans la presse française, rendant compte de ses activités dans divers domaines tout au long des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. La Casa de Velázquez de Madrid conserve aujourd’hui une partie de cette documentation.
Valdeflores apparaît comme une figure clé de la culture littéraire de son époque, mais aussi dans d’autres dimensions : son rôle dans les grands mouvements culturels, ses voyages en Espagne, ses contributions comme historien, antiquaire, épigraphiste, numismate et latiniste, ainsi que sa participation à la Real Academia de la Historia et à l’Academia del Buen Gusto. Les portraits qui en résultent sont détaillés et bien structurés, mais restent souvent centrés sur des aspects spécifiques et s’appuient sur une littérature académique consolidée.
Tout cela est exact ; néanmoins, Valdeflores, en tant que l’un des grands intellectuels espagnols des Lumières, demeure insuffisamment étudié — en partie à cause de son immense héritage documentaire — et nécessite aujourd’hui une réévaluation globale, prenant en compte ses réseaux familiaux, sociaux et transnationaux plus larges.
L’héritage Wittemberg en Andalousie : nouvelles recherches menées en Espagne
L’exploration de sources primaires et de documents restés inédits a révélé que, par sa mère, Valdeflores descendait de Juan Wittemberg Dreyers, un Allemand installé à Malaga au XVIIᵉ siècle, qui fonda Wittemberg & Co., une compagnie maritime active par ses descendants jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle, opérant des routes à travers la Baltique, les Pays-Bas, la France, l’Angleterre et la Belgique.
Les Wittemberg acquirent une richesse considérable, s’intégrant aux élites locales, occupant des charges municipales et tissant des liens avec le marquisat d’Isla Hermosa et le marquisat de Valdeflores. Certaines alliances stratégiques permirent à leurs descendants d’accéder au rang de Grands d’Espagne — atteignant ainsi le sommet de la hiérarchie nobiliaire. Parmi les exemples notables figure leur lien avec le comte de Floridablanca, le principal ministre de Charles III et l’une des figures les plus influentes de l’époque. Cette réussite était extraordinaire pour une famille d’origine étrangère arrivée en Espagne pratiquement inconnue.
Valdeflores n’entretenait pas seulement des relations de parenté avec cette maison : il correspondait et échangeait des points de vue culturels avec ses membres. Sa nièce, la marquise de Valdeflores, détenait dix-sept mayorazgos en Andalousie et exerçait une influence considérable durant la Restauration.
Malgré leur importance économique et politique, les Wittemberg n’ont pas laissé une épopée héroïque durable — à l’exception de quelques épisodes dans la carrière de certains marins — et tombèrent progressivement dans l’oubli historique au XIXᵉ siècle, ne subsistant que dans les archives. L’exception éclatante est Valdeflores lui-même, dont l’héritage intellectuel redonne éclat au nom familial.
Liens transatlantiques : la connexion Lisperguer Wittemberg
Dans leur quête de reconnaissance nobiliaire, les Wittemberg rassemblèrent une documentation généalogique très complète, incluant des certifications officielles et preuves de noblesse. Celles-ci révèlent un lien avec la famille Lisperguer (Lisperguer Wittemberg). Sous l’empereur Charles Quint, Pedro Lisperguer Wittemberg participa à la conquête du Pérou et du Chili, malgré les restrictions imposées aux colons étrangers. Pendant ce temps, une autre branche s’établissait solidement en Espagne avec le soutien documenté de Léopold Ier, empereur du Saint-Empire.
Les Lisperguer prospérèrent surtout au Chili, où ils prirent part aux guerres d’Arauco, exercèrent des charges politiques et ecclésiastiques et consolidèrent leur pouvoir grâce à des alliances matrimoniales. Au Pérou, ils s’allièrent à des maisons nobles ; en Argentine, bien que dans une moindre mesure, ils acquirent une influence politique et sociale. La descendante la plus célèbre fut Catalina de los Ríos Lisperguer, « La Quintrala » — figure redoutée pour sa cruauté envers les peuples autochtones. Loin d’être une héroïne, sa mémoire est restée vivante et a inspiré des centaines de travaux académiques, de thèses doctorales, de romans, de pièces de théâtre, de films et même des opéras ; elle demeure centrale dans les débats sur le genre, le pouvoir, la violence coloniale et l’imaginaire latino-américain.
Pourquoi cela importe pour les hispanistes français
À travers Valdeflores, il est possible de retracer une réalité euro-atlantique plus vaste, qui relie les connexions habsbourgeoises, le triangle Allemagne–Espagne–Amériques et les échanges culturels qui parcouraient l’Europe moderne et le Nouveau Monde. Après avoir quitté Worms en 1545, Pedro Lisperguer voyagea six mois avec Charles Quint à travers le sud de l’Allemagne et les Pays-Bas ; il passa ensuite une décennie en Andalousie comme écuyer des comtes de Feria, et accompagna le jeune prince Philippe (futur Philippe II) en Angleterre, participant à des événements clés de l’époque.
Valdeflores, pleinement immergé dans le Siècle des Lumières, joua un rôle d’intermédiaire entre les idées européennes et la transformation culturelle de l’Espagne. Ses travaux sur la poésie, l’histoire et les antiquités favorisèrent la diffusion de la rationalité critique et des idéaux de réforme qui caractérisaient les Lumières. Par ses réseaux académiques et ses écrits, il contribua à introduire en Espagne les débats sur la littérature, les arts et la science, encourageant un dialogue entre tradition et modernité. Cette action intellectuelle participa à l’évolution d’une société espagnole qui s’ouvrait progressivement aux notions de progrès, de tolérance et de réforme morale.
Cette dimension transnationale, reliant l’Espagne des Lumières, les cours européennes et le monde colonial, constitue un terrain fertile pour la recherche française et pour de nouvelles interprétations interdisciplinaires en littérature, histoire et études culturelles, ouvrant un champ d’échos infinis dans l’histoire universelle.
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